Les attitudes a l’egard de la fabrication etaient une scission petite mais revelatrice pendant la guerre froide. L’Union sovietique accordait une telle importance a l’industrie que ses statisticiens eloignaient les services de la mesure du revenu national du pays. Un an apres la fin du conflit, Michael Boskin, alors economiste en chef de la Maison Blanche, aurait plaisante en disant que peu importait que les « puces » produites par l’Amerique soient fabriquees a partir de semi-conducteurs ou de pommes de terre.
Il y a des echos dans le face-a-face geopolitique actuel. Xi Jinping, le president chinois, est tellement concentre sur la technologie dure qu’il a sevi contre les entreprises de technologie grand public.
Mais l’approche de laisser-faire de M. Boskin n’est plus en vogue parmi les decideurs politiques occidentaux. Ils ont introduit une serie de politiques destinees a la fabrication « a terre ». En juillet, le Congres americain a adopte le Chips and Science Act, qui distribuera 52 milliards de dollars a l’industrie des puces sur cinq ans, principalement pour subventionner la production nationale. Le Japon et l’Europe depensent egalement beaucoup en jetons. La majorite du paquet de 43 milliards d’euros (49 milliards de dollars) de l’ue subventionnera les «mega fabs», ou usines de fabrication de puces de pointe. En aout, l’Amerique a egalement adopte un paquet sur le changement climatique, d’une valeur de pres de 400 milliards de dollars, bourre de subventions « fabriquees aux Etats-Unis » a depenser sur dix ans. La Virginie-Occidentale obtient des parcs eoliens ; des usines de batteries de vehicules electriques arrivent dans l’Ohio.
Les arguments en faveur de la delocalisation se repartissent en deux categories. Le premier concerne la securite. Plus de 90 % des puces avancees, dont beaucoup sont necessaires a la fabrication d’armes, sont fabriquees a Taiwan, bien plus pres de la Chine que ce qui est confortable pour l’Occident. La seconde concerne l’economie. Les partisans affirment que la fabrication peut creer des montagnes d’emplois bien remuneres. Les economistes sont dubitatifs. Un article publie en 2018 par Teresa Fort du Dartmouth College, Justin Pierce du Conseil des gouverneurs de la Reserve federale et Peter Schott de la Yale School of Management constate que le nombre d’emplois dans le secteur manufacturier americain a considerablement diminue depuis 2000, mais pas la production. C’est en partie parce que l’industrie americaine est devenue plus technologiquement intensive et donc plus productive. Il est donc peu probable que plus d’usines de haute technologie signifient beaucoup plus d’emplois.
Mais il existe un autre argument economique plus subtil en faveur de la delocalisation. Gary Pisano et Willy Shih, tous deux de la Harvard Business School, soutiennent qu’il peut y avoir des retombees plus larges sur l’innovation grace a une solide base de fabrication. Cela se produit notamment lorsque la recherche et le developpement (r&d) sur les produits se font parallelement a leur fabrication. Cela facilite la collaboration entre les deux etapes, ce qui est particulierement important dans les premiers jours de nouveaux produits. Un document de travail redige par Mme Fort, Wolfgang Keller de l’Universite du Colorado et ses collegues examine l’innovation dans les entreprises americaines. Il constate que ceux qui localisent leur fabrication pres de leur R&D produisent plus de brevets et de citations. En effet, plus la distance geographique entre les branches fabrication et innovation d’une entreprise est petite, plus l’innovation s’ensuit.
Qu’en est-il lorsque les entreprises estiment qu’il est plus rentable de deplacer la production ailleurs ? Un autre document de travail redige par Lee Branstetter, alors de l’Universite Carnegie Mellon, Britta Glennon de l’Universite de Pennsylvanie et ses collegues, examine justement cela. En 2001, Taiwan a leve les regles interdisant la delocalisation de la production vers la Chine, mais seulement pour certains produits. L’etude constate que la delocalisation a reduit la quantite de brevets lies a ces produits. Mais cela a egalement libere des ressources pour la R&D dans des types de produits adjacents, ce qui a conduit a davantage de brevets dans ces domaines.
M. Pisano et M. Shih suggerent que les avantages de la proximite de la r&d et de la fabrication dependent du type de travail. Par exemple, lorsque votre chroniqueur a recherche et ecrit cet article, il n’y avait aucune raison pour qu’il se trouve a proximite de l’imprimeur ou du distributeur de The Economist, car un logiciel separe parfaitement les deux etapes. En revanche, les nouveaux medicaments biotechnologiques necessitent souvent que la r&d soit a proximite des installations de production, car la conception des medicaments est etroitement liee au processus de fabrication. Les semi-conducteurs, qui font l’objet de nombreuses politiques industrielles recentes, se situent quelque part entre ces deux types de travaux. Quelques entreprises comme Nvidia, en Californie, ne concoivent que des puces et envoient les conceptions a l’etranger pour qu’elles soient realisees par d’autres entreprises comme tsmc, une entreprise de puces taiwanaise. Mais Taiwan a egalement une industrie de conception de puces en plein essor.
Subventionner ou ne pas subventionner
Le fait que la fabrication stimule parfois l’innovation ne justifie pas le prix enorme des subventions. Meme de nombreux economistes qui chantent les louanges de l’industrie sont d’accord. Les gouvernements ont tendance a ne pas choisir les industries et les technologies a soutenir. Et comme le note M. Pisano, s’il y avait vraiment suffisamment d’avantages a tirer du rapprochement de la R&D et de la fabrication, les entreprises le feraient elles-memes.
Le cas de la concurrence americaine avec le Japon dans les annees 1980 et 1990 offre un parallele utile. Tout comme aujourd’hui, les decideurs politiques de Washington craignaient de perdre des parts de marche dans la fabrication de haute technologie. Mais comme M. Branstetter et ses collegues l’ont note dans un article en 2013, une part de marche en baisse n’a pas empeche les entreprises americaines de mieux capitaliser sur le boom des logiciels qui a suivi. Une difference entre les pays etait l’ouverture a l’immigration. Les entreprises americaines pourraient simplement puiser dans un plus grand bassin de programmeurs. M. Branstetter note egalement que le gouvernement japonais a encourage la fabrication de materiel, retardant le pivot vers les logiciels.
Par un coup du sort, une telle ouverture aux talents etrangers peut soutenir la fabrication dans le pays. Un autre document de travail de Mme Glennon trouve des preuves solides que les restrictions sur les visas h1b, qui sont destines a l’emploi d’etrangers hautement qualifies, conduisent a davantage de delocalisations, car les entreprises sont obligees de se rendre a l’etranger pour trouver des talents. C’est une conclusion genante pour les nombreux politiciens qui soutiennent a la fois la fabrication nationale et sont reticents a augmenter l’immigration.